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MIREILLE, MES AMOURS… 1930

EPILOGUE

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange Ouvre les mains et prends ce livre : il est à toi… (Victor Hugo.)

Mireille, ma Mireille à moi, je t’avais dédié ce livre… Tandis que je l’écrivais, tu luttais contre ce mal qui emporte sans remède les jeunes filles de quinze ans, qu’a pleurées Victor Hugo, le mal qui coucha sur la plage de Beyrouth, et puis au caveau de Saint-Point, Julia de Lamartine.

…/…
Tu étais née, ma petite enfant, l’année même où venait de mourir ton père spirituel, le père de toutes les Mireille, au moment même, le 19 août 1914, où la grande folie sanglante secouait toute l’Humanité. Comment aurais-tu pu acclimater ta douceur et ta tendresse à l’horreur de ce monde de la guerre et de l’après-guerre, où toutes les violences et tous les appétits ont conspiré contre la douceur, l’innocence et la vérité ?

Longtemps préservée par tes grands-parents, en cette petite ville de la Ciotat, où Lamartine entendit résonner pour la première fois les accents de la langue provençale, tu aimas la simplicité des choses naturelles, mais quand livrée enfin à l’atmosphère d’une grande ville, tu respiras l’air du siècle, tu n’as pu résister à sa corruption.

Par dix mois d’un dur martyre, supporté en toute résignation, avec un sourire héroïque, tu as mérité, petite fille, devenue si grande tout à coup, de monter toi aussi dans la barque des Saintes et de t’en aller avec ta soeur Mireille, Mireille toi-même, sur la mer “ belle plaine émue, qui est l’avenue du Paradis ”.

De ce Paradis, où tu es sans doute, accepte maintenant ce livre et bénis-le, je te prie, car c’est moi maintenant qui dois te prier.

Le jour où j’écrivais ses dernières pages, ta vie terrestre s’arrêtait ; le jour où je venais de confier ton corps à la terre de Provence, je recevais les premières épreuves de ce livre, où je voudrais te voir reprendre avec ta soeur de rêve une vie immortelle.

Mais la vie immortelle n’est pas celle de nos pauvres livres ; elle est ailleurs et déjà tu y participes sans doute.

Je conçois maintenant, bien mieux encore qu’au début de ce livre, pourquoi ce nom de Mireille éveillait en mes yeux d’enfant de tels pressentiments.

Ah ! ce n’était pas seulement ma vocation poétique, ma foi littéraire qui étaient en jeu, quand à mes sept ans j’épelais ces trois syllabes mystérieuses, c’était toute ma vie spirituelle, puisque ce nom était celui, non pas seulement de la créature de rêve qui devait diriger mon esprit, mais aussi, mais surtout maintenant, le tien, chère enfant, que Dieu m’a envoyée pour guider mon âme à travers le chaos des sentiments et des pensées qui troublent l’Humanité de nos jours.

Tu m’es apparue un instant, petite fille à laquelle je ne prenais pas garde et que je dirigeais distraitement, et puis, tout à coup, sur ton lit de mort, figure de cire, toute noblesse et toute pureté, tu as pris cette autorité souveraine, que désormais tu auras sur moi.

Tu es devenue mon guide, petite guide en robe bleue, et c’est toi qui me prendras par la main pour me conduire un jour , quand Dieu voudra, vers le père de Maillane et vers le Père suprême de toutes les créatures. Alors je leur dirai : “ Voyez, ayez pitié de moi, malgré toutes mes fautes, mes doutes, mes erreurs, parce que j’ai, à mon humble manière, chanté votre gloire, en célébrant Mireille, Mireille, mes amours… 14 Juin 1930.

MIREILLE, MES AMOURS…
Epilogue
Emile Ripert 1930

Quand l’enfant n’est plu : Victor HUGO | Alphonse de LAMARTINE | Emile RIPERT |

/\

A celle qui est restée en France

Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les contemplations)

Léopoldine HUGO
1824-1843

A celle qui est restée en France

I

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L’ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d’où sort-il ?
D’où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j’écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l’esprit. Je vais.
Et, quand j’eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l’heure à mon néant, m’a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
– Je le réclame, a dit la forêt inquiète;
Et le doux pré fleuri m’a dit : – Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m’a dit : – Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c’est une voile !
– C’est à moi qu’appartient cet hymne, a dit l’étoile.
– Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m’ont dit : – Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?
Laisse-nous l’emporter dans nos nids sur nos ailes ! –
Mais le vent n’aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu’emplit un bruit de ruches ;
Ni l’église où le temps fait tourner son compas;
Le pré ne l’aura pas, l’astre ne l’aura pas,
L’oiseau ne l’aura pas, qu’il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l’auront pas ; je le donne à la tombe.

II

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m’évadais ; Paris s’effaçait ; rien, personne !
J’allais, je n’étais plus qu’une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j’irais où je devais aller ;
Hélas ! je n’aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l’attraction d’un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J’ignorais, je marchais devant moi, j’arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l’avidité morne du désespoir ;
Puis j’allais au champ triste à côté de l’église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L’oeil aux cieux, j’approchais ; l’accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C’est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m’agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu’on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d’une façon si dure
Que tu n’entendais pas lorsque je t’appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu’est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l’ombre qui s’allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j’étais encor là.
J’étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J’adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j’avais vu s’évanouir mes cieux,
Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J’effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m’apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d’avoir de l’encre à ses doigts roses;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d’âme !

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
Rien ne me retenait, et j’allais ; maintenant,
Hélas !… – Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l’hôte,
Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !

III

Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c’était donc du bonheur !

Dis, qu’as-tu fait pendant tout ce temps-là ? – Seigneur,
Qu’a-t-elle fait ? – Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d’ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l’autre endormi ?
Et t’es-tu, m’attendant, réveillée à demi ?
T’es-tu, pâle, accoudée à l’obscure fenêtre
De l’infini, cherchant dans l’ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n’entendais point
Quelqu’un marcher vers toi dans l’éternité sombre ?
Et t’es-tu recouchée ainsi qu’un mât qui sombre,
En disant : Qu’est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?

Que de fois j’ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine en fleur !
Que de fois j’ai, là-bas, cherché la tour d’Harfleur,
Murmurant : C’est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s’ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu’elle devait m’attendre,
J’ai pris ce que j’avais dans le coeur de plus tendre
Pour en charger quelqu’un qui passerait par là !

Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l’appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l’ombre mortelle
L’amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu’un dieu fit, un père le ferait ?

IV

Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu’il y tombe, sanglot, soupir, larme d’amour !
Qu’il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l’aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon coeur, qui n’est pas ressorti !
Qu’il soit le cri d’espoir qui n’a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l’aile qui nous effleure !
Qu’elle dise : Quelqu’un est là ; j’entends du bruit !
Qu’il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !

Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D’oiseaux blancs dans l’aurore et d’oiseaux noirs dans l’ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l’horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l’épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n’en rien disperser,
Et jusqu’au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l’absent à la morte !

Ô Dieu ! puisqu’en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu’au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j’ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu’il faut bien pourtant que j’aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l’infini souffler
Sur ce livre qu’emplit l’orage et le mystère ;
Puisque j’ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
J’ai fait l’âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t’en, livre, à l’azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu’il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d’arbre ou comme une âme d’homme !
Qu’il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu’il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
A côté d’elle, ô mort ! et que là, le regard,
Près de l’ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l’abîme !

V

Ô doux commencements d’azur qui me trompiez,
Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés !
J’ai le droit aujourd’hui d’être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n’est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L’âme au bord de la nuit, et m’approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !

Hélas ! j’ai fouillé tout. J’ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J’ai voulu le savoir. J’ai dit : Que faut-il croire ?
J’ai creusé la lumière, et l’aurore, et la gloire,
L’enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l’amour, et la vie, et l’âme, – fossoyeur.

Qu’ai-je appris ? J’ai, pensif , tout saisi sans rien prendre;
J’ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J’ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j’ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d’autrefois,
Qui s’égarait dans l’herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l’enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !

Entre Dieu qui flamboie et l’ange qui l’encense,
J’ai vécu, j’ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s’ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l’ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.

VI

Je ne puis plus reprendre aujourd’hui dans la plaine
Mon sentier d’autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j’allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m’accouder au mur de l’éternel abîme ;
Paris m’est éclipsé par l’énorme Solime;
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,
C’est l’ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d’étoiles;
Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m’arrête à la première lieue,
Et me dit: Tourne-toi vers l’immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l’être et l’élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s’il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c’est le néant qui t’attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l’azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l’énigme où l’être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s’éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !

Mais mon coeur toujours saigne et du même côté.
C’est en vain que les cieux, les nuits, l’éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l’éblouissement des lumières du dôme
M’ôte-t-il une larme ? Ah ! l’étendue a beau
Me parler, me montrer l’universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J’écoute, et je reviens à la douce endormie.

VII

Des fleurs ! oh ! si j’avais des fleurs ! si Je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu’il nous fait lâcher ce qu’on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l’enfant qui dort,
Ferme l’exil après avoir fermé la mort,
Puisqu’il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C’est bien le moins qu’elle ait mon âme, n’est-ce pas ?
Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livre pour elle !

Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu’il blanchisse, pareil à l’aube qui pâlit,
A mesure que l’oeil de mon ange le lit,
Et qu’il s’évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errant caresse,
Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer le soir,
Ainsi qu’un tourbillon de feu de l’encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre !

VIII

Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu’elle se cramponne à l’argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani ! qu’éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l’étrange et funèbre sueur !
Cave où l’esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d’où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu’un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D’où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L’échelle où le mal pèse et monte, spectre
louche,
L’âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !

Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !

Paix à l’ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d’herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l’océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l’apaisement insondable des morts !
Paix à l’obscurité muette et redoutée,
Paix au doute effrayant, à l’immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n’est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent les paradis !
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis
Qu’assis sur la montagne en présence de l’Être,
Précipice où l’on voit pêle-mêle apparaître
Les créations, l’astre et l’homme, les essieux
De ces chars de soleil que nous nommons les cieux,
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d’argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
Pâle, ivre d’ignorance, ébloui de ténèbres,
Voyant dans l’infini s’écrire des algèbres,
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
Mesure le problème aux murailles d’airain,
Cherche à distinguer l’aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,
Suit de l’oeil des blancheurs qui passent, alcyons,
Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées.

Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
(Victor Hugo.)

/\

Gethsémani
ou la mort de Julia

Alphonse de LAMARTINE (1790-1869)

Julia LAMARTINE
1822-1832


Gethsémani
ou la mort de Julia

Je fus dès la mamelle un homme de douleur ;
Mon cœur, au lieu de sang, ne roule que des larmes ;
ou plutôt de ces pleurs Dieu m’a ravi les charmes,
Il a pétrifié les larmes dans mon cœur.
L’amertume est mon miel, la tristesse est ma joie ;
Un instinct fraternel m’attache à tout cercueil ;
Nul chemin ne m’arrête, à moins que je n’y voie
           Quelque ruine ou quelque deuil !

Si je vois des champs verts qu’un ciel pur entretienne,
De doux vallons s’ouvrant pour embrasser la mer,
Je passe, et je me dis avec un rire amer :
Place pour le bonheur, hélas ! Et non la mienne !
Mon esprit n’a d’écho qu’où l’on entend gémir ;
Partout où l’on pleura mon âme a sa patrie :
Une terre de cendre et de larmes pétrie
           Est le lit où j’aime à dormir.

Demandez-vous pourquoi ? Je ne pourrais le dire :
De cet abîme amer je remûrais les flots,
Ma bouche pour parler n’aurait que des sanglots.
Mais déchirez ce cœur, si vous voulez y lire !
La mort dans chaque fibre a plongé le couteau ;
Ses battements ne sont que lentes agonies,
Il n’est plein que de morts comme des gémonies ;
           Toute mon âme est un tombeau !

Or, quand je fus aux bords où le Christ voulut naître,
Je ne demandai pas les lieux sanctifiés
Où les pauvres jetaient les palmes sous ses piés,
Où le verbe à sa voix se faisait reconnaître,
Où l’Hosanna courait sur ses pas triomphants,
Où sa main, qu’arrosaient les pleurs des saintes femmes,
Essuyant de son front la sueur et les flammes,
           Caressait les petits enfants :

Conduisez-moi, mon père, à la place où l’on pleure,
A ce jardin funèbre où l’homme de salut,
Abandonné du père et des hommes, voulut
Suer le sang et l’eau qu’on sue avant qu’on meure !
Laissez-moi seul, allez ; j’y veux sentir aussi
Ce qu’il tient de douleur dans une heure infinie :
Homme de désespoir, mon culte est l’agonie ;
           Mon autel à moi, c’est ici !

Il est, au pied poudreux du jardin des olives,
Sous l’ombre des remparts d’où s’écroula Sion,
Un lieu d’où le soleil écarte tout rayon,
Où le Cédron tari filtre entre ses deux rives :
Josaphat en sépulcre y creuse ses coteaux ;
Au lieu d’herbe, la terre y germe des ruines,
Et des vieux troncs minés les traînantes racines
           Fendent les pierres des tombeaux.

Là, s’ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse
Où l’homme de douleur vint savourer la mort,
Quand, réveillant trois fois l’amitié qui s’endort,
Il dit à ses amis : « Veillez ; l’heure est affreuse ! »
La lèvre, en frémissant, croit encore étancher
Sur le pavé sanglant les gouttes du calice,
Et la moite sueur du fatal sacrifice
           Sue encore aux flancs du rocher.

Le front dans mes deux mains, je m’assis sur la pierre,
Pensant à ce qu’avait pensé ce front divin,
Et repassant en moi, de leur source à leur fin,
Ces larmes dont le cours a creusé ma carrière.
Je repris mes fardeaux et je les soulevai ;
Je comptai mes douleurs, mort à mort, vie à vie ;
Puis dans un songe enfin mon âme fut ravie.
           Quel rêve, grand dieu, je rêvai !

J’avais laissé non loin, sous l’aile maternelle,
Ma fille, mon enfant, mon souci, mon trésor.
Son front à chaque été s’accomplissait encor ;
Mais son âme avait l’âge où le ciel les rappelle :
Son image de l’œil ne pouvait s’effacer,
Partout à son rayon sa trace était suivie,
Et, sans se retourner pour me porter envie,
           Nul père ne la vit passer.

C’était le seul débris de ma longue tempête,
Seul fruit de tant de fleurs, seul vestige d’amour,
Une larme au départ, un baiser au retour,
Pour mes foyers errants une éternelle fête ;
C’était sur ma fenêtre un rayon de soleil,
Un oiseau gazouillant qui buvait sur ma bouche,
Un souffle harmonieux la nuit près de ma couche,
           Une caresse à mon réveil !

C’était plus : de ma mère, hélas ! C’était l’image ;
Son regard par ses yeux semblait me revenir,
Par elle mon passé renaissait avenir,
Mon bonheur n’avait fait que changer de visage ;
Sa voix était l’écho de dix ans de bonheur,
Son pas dans la maison remplissait l’air de charmes,
Son regard dans mes yeux faisait monter les larmes,
           Son sourire éclairait mon cœur.

Son front se nuançait à ma moindre pensée,
Toujours son bel œil bleu réfléchissait le mien ;
Je voyais mes soucis teindre et mouiller le sien,
Comme dans une eau claire une ombre est retracée,
Mais tout ce qui montait de son cœur était doux,
Et sa lèvre jamais n’avait un pli sévère
Qu’en joignant ses deux mains dans les mains de sa mère,
           Pour prier Dieu sur ses genoux !

Je rêvais qu’en ces lieux je l’avais amenée,
Et que je la tenais belle sur mon genou,
L’un de mes bras portant ses pieds, l’autre son cou ;
Ma tête sur son front tendrement inclinée.
Ce front, se renversant sur le bras paternel,
Secouait l’air bruni de ses tresses soyeuses ;
Ses dents blanches brillaient sous ses lèvres rieuses,
           Qu’entr’ouvrait leur rire éternel.

Pour me darder son cœur et pour puiser mon âme,
Toujours vers moi, toujours ses regards se levaient,
Et dans le doux rayon dont mes yeux la couvraient,
Dieu seul peut mesurer ce qu’il brillait de flamme.
Mes lèvres ne savaient d’amour où se poser ;
Elle les appelait comme un enfant qui joue,
Et les faisait flotter de sa bouche à sa joue,
           Qu’elle dérobait au baiser !

Et je disais à Dieu, dans ce cœur qu’elle enivre :
« Mon dieu ! Tant que ces yeux luiront autour de moi,
Je n’aurai que des chants et des grâces pour toi :
Dans cette vie en fleurs c’est assez de revivre.
Va, donne-lui ma part de tes dons les plus doux,
Effeuille sous mes pas ses jours en espérance,
Prépare-lui sa couche, entr’ouvre-lui d’avance
           Les bras enchaînés d’un époux ! »

Et, tout en m’enivrant de joie et de prière,
Mes regards et mon cœur ne s’apercevaient pas
Que ce front devenait plus pesant sur mon bras,
Que ses pieds me glaçaient les mains, comme la pierre.
« Julia ! Julia ! D’où vient que tu pâlis ?
Pourquoi ce front mouillé, cette couleur qui change ?
Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !
           Rouvre-moi ces yeux où je lis ! »

Mais le bleu du trépas cernait sa lèvre rose,
Le sourire y mourait à peine commencé,
Son souffle raccourci devenait plus pressé,
Comme les battements d’une aile qui se pose.
L’oreille sur son cœur, j’attendais ses élans ;
Et quand le dernier souffle eut enlevé son âme,
Mon cœur mourut en moi comme un fruit que la femme
           Porte mort et froid dans ses flancs !

Et sur mes bras roidis portant plus que ma vie,
Tel qu’un homme qui marche après le coup mortel,
Je me levai debout, je marchai vers l’autel,
Et j’étendis l’enfant sur la pierre attiédie,
Et ma lèvre à ses yeux fermés vint se coller ;
Et ce front déjà marbre était tout tiède encore,
Comme la place au nid d’où l’oiseau d’une aurore
           Vient à peine de s’envoler !

Et je sentis ainsi, dans une heure éternelle,
Passer des mers d’angoisse et des siècles d’horreur,
Et la douleur combla la place où fut mon cœur ;
Et je dis à mon dieu : « Mon Dieu, je n’avais qu’elle !
Tous mes amours s’étaient noyés dans cet amour ;
Elle avait remplacé ceux que la mort retranche ;
C’était l’unique fruit demeuré sur la branche
           Après les vents d’un mauvais jour.

C’était le seul anneau de ma chaîne brisée,
Le seul coin pur et bleu dans tout mon horizon ;
Pour que son nom sonnât plus doux dans la maison,
D’un nom mélodieux nous l’avions baptisée.
C’était mon univers, mon mouvement, mon bruit,
La voix qui m’enchantait dans toutes mes demeures,
Le charme ou le souci de mes yeux, de mes heures ;
           Mon matin, mon soir et ma nuit ;

Le miroir où mon cœur s’aimait dans son image,
Le plus pur de mes jours sur ce front arrêté,
Un rayon permanent de ma félicité,
Tous tes dons rassemblés, seigneur, sur un visage ;
Doux fardeau qu’à mon cou sa mère suspendait,
Yeux où brillaient mes yeux, âme à mon sein ravie,
Voix où vibrait ma voix, vie où vivait ma vie,
           Ciel vivant qui me regardait.

Eh bien ! Prends, assouvis, implacable justice,
D’agonie et de mort ce besoin immortel ;
Moi-même je l’étends sur ton funèbre autel.
Si je l’ai tout vidé, brise enfin mon calice !
Ma fille, mon enfant, mon souffle ! La voilà !
La voilà ! J’ai coupé seulement ces deux tresses
Dont elle m’enchaînait hier dans ses caresses,
           Et je n’ai gardé que cela ! »

Un sanglot m’étouffa, je m’éveillai. La pierre
Suintait sous mon corps d’une sueur de sang ;
Ma main froide glaçait mon front en y passant ;
L’horreur avait gelé deux pleurs sous ma paupière.
Je m’enfuis : l’aigle au nid est moins prompt à courir.
Des sanglots étouffés sortaient de ma demeure
L’amour seul suspendait pour moi sa dernière heure :
           Elle m’attendait pour mourir !

Maintenant tout est mort dans ma maison aride,
Deux yeux toujours pleurant sont toujours devant moi ;
Je vais sans savoir où, j’attends sans savoir quoi ;
Mes bras s’ouvrent à rien, et se ferment à vide.
Tous mes jours et mes nuits sont de même couleur ;
La prière en mon sein avec l’espoir est morte.
Mais c’est Dieu qui t’écrase, ô mon âme ! sois forte,
           Baise sa main sous la douleur !

(Alphone de Lamartine.)

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Dans ses quinze ans
était Mireille

Emile RIPERT (1882-1947)

Mireille RIPERT
1914-1930


Dans ses quinze ans
était Mireille

« Quand elle était petite, elle voulait m’attendre
Le soir, si je rentrais un peu tard, pour m’ouvrir,
Et j’entendais ainsi son pas léger descendre
L’escalier noir et puis vers la porte courir ;
…/…
Maintenant la voilà dans une autre demeure,
Où ne dormant jamais, on nous attend toujours,
Où le jour et la nuit ne sont qu’une même heure….
Ah ! quand j’aurai fini la course de mes jours,
Une dernière fois, ô ma petite morte,
Viendras-tu dans la nuit m’ouvrir encor la porte ? »

Dès que je l’ai confiée à la terre,
Dès que du corps de l’inutile enfant,
L’Esprit s’est dégagé, puis, triomphant,
S’est enfoncé dans le cœur du mystère,
J’ai malgré moi sous sa dictée écrit
Ces vers où passe une lueur obscure
D’un autre monde, où trouve sa figure
L’Esprit qui meut désormais mon esprit…

(Emile Ripert)

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